mercredi 5 octobre 2011
Do The Evolution (Pearl Jam)
Alors là mes amis, je vous présente une perle dans l'histoire du clip! Œuvre de Pearl Jam, issu de l'album Yield de 1998 (la couverture de l'album arborant le fameux panneau américain "yield", le "cédez le passage" américain, qui est un terme désignant aussi le rendement dans le domaine économique), Do the Evolution est un morceau brut, sauvage, du rock pur au rythme impitoyable sur lequel Eddie Vedder (chanteur du groupe) crache ses poumons avec autant de force que ses paroles ont de signification.
Composé par Stone Gossard (le guitariste rythmique du groupe, qui pour l'enregistrement de ce morceau occupa aussi la place de Jeff Ament à la basse), le morceau plaque donc un rythme effréné, emporté par une batterie martelée par Jack Irons (ex-Red Hot Chili Peppers), et sur lequel les mots de Vedder, hurlés avec hargne, mépris, colère, mais aussi tristesse, prennent tout leur sens.
Si Pearl Jam a annoncé que le roman Ishmael de Daniel Quinn (conte philosophique où un gorille apprend à un homme comment sauver le monde, en commençant par remettre en question la notion de progrès et le modèle de civilisation de l'être humain), ce dernier a déclaré que c'était dans cette chanson qu'il se reconnaissait le plus. Et pour cause: comme remise en cause de l'évolution de l'humanité on a rarement vu plus clair, plus concis, plus absolu que ce morceau, et c'est dans le passage au clip que l'on prend toute la mesure de cette critique.
LE RYTHME DE LA VIOLENCE
Réalisée conjointement par Kevin Altieri (connu pour la série Batman: la Série Animée) et par Todd McFarlane (spécialiste des comics qui a travaillé sur Spawn et Spider-Man), l'animation a été produite par Joe Pearsons du studio Epoch Ink Animation (le design de Crash Bandicoot par exemple, mais aussi de nombreux dessins animés pour les enfants).
Principalement développé par Pearsons et Altieri, avec l'apport de McFarlane et de Vedder, le clip a été bouclé en 16 semaines, dont six semaines de pré-production aux studios d'Epoch en Californie, puis, une fois l'approbation de McFarlane, Vedder et Sony (maison de disque de Pearl Jam) obtenue, les studios coréens de Sun Min mirent une centaine de personnes sur le projet, qui réalisèrent l'animation en 4 semaines seulement. Enfin le "final cut" revint conjointement à Todd McFarlane, Kevin Altieri et Eddie Vedder. Ce dernier déclara qu'ils voulaient avec cette vidéo élargir le sens et les thèmes abordés dans la chanson, ce qui fut possible grâce à la vision de McFarlane.
Basé sur les paroles sombres du morceau, le clip raconte l'Histoire de la Terre et surtout de l'humanité, du premier spermatozoïde protoplasmique devenant poisson, puis à travers l'âge des dinosaures, la préhistoire, l'Empire romain, les croisades, le Révolution industrielle, la Première et la Seconde Guerre Mondiale, la guerre du Vietnam et enfin, dans un avenir sombre et technologique: la fin violente du monde dans le feu d'une guerre nucléaire, celle-ci faisant penser au cataclysme dans Akira, ce qui n'est pas sans lien lorsqu'on sait que McFarlane est un admirateur de l’œuvre de Katsuhiro Otomo.
Ce qui fait la force de ce titre, c'est son rythme. Do the Evolution est un titre presque Métal, plutôt du registre du Stoner Rock. Et le clip bat la mesure de ce rythme asséné en y plaquant ses images: chaque coup de fouet sur les esclaves romains, chaque défenestré (atterrissant ironiquement à "Heaven Place", comme on peut le lire sur un panneau, comme si le moyen de gagner le paradis depuis cet enfer était de s'écraser tête la première sur le bitume), chaque coup de marteau donné dans ce plan maintes fois répété de la forge, chaque cycle des nombreuses machines, chaque tir de canon, et chacune des innombrables explosions visibles tout au long de la vidéo, tombent justes dans le rythme de la musique. Le travail de chronométrage a été magnifiquement réalisé par (j'ai réussi a retrouver son nom! ^^) un certain Graham Morris du studio Epoch.
La scène de la fillette est bien sûr présentée comme une antithèse de tout cela: au milieu de ce déluge de violence, de fer et de sang, nous nous retrouvons dans La Petite Maison Dans La Prairie! Une fillette courant dans la verdure profite de l'espace, du grand air et de sa jeunesse, pour courir à perdre haleine, et en dansant presque. Ce faisant la musique se fait plus douce, religieuse (Vedder chantant "Hallelujah" comme dans un chœur d'église, ceci étant annoncé par les paroles: There's my church, I sing in the choir) et reprend peu à peu son intensité lorsque celle-ci écrase un monticule sur lequel on distingue des fourmis le franchissant en ligne, avant que celui-ci explose: c'était bien sûr une mine antipersonnel qui déchire cette image idyllique pour nous replonger dans les affres de l'histoire des carnages militaires, des machines et de leur rythme endiablé.
L'HISTOIRE DU PIRE
Cependant il ne s'agit pas d'une histoire linéaire qui nous est contée, comme dans le clip Right Here Right Now de FatBoy Slim. Même si une certaine progression chronologique est respectée, ici nous passons de Cro-Magnon au Ku Klux Klan dansant autour du feu, puis au défilé des soldats nazis succèdent les coups de fouets des légionnaires romains, comme si l'époque en fin de compte importait peu: l'homme ne change pas et son évolution technologique ne lui enlève pas la bestialité des requins ou des dinosaures du début du clip, fait clairement exposé avec cet homme de Néanderthal qui arrache sa peau pour laisser émerger un businessman arrogant, cigare au bec, en costume et lunettes noires .
Dans ce sens plusieurs scènes intègrent des parallélismes entre les époques: les danses tribales autour du feu à l'époque de la préhistoire, chez les Amérindiens, le Ku Klux Klan ou chez les sans-abri modernes sont identiques. De même il y a une similitude évidente entre le dignitaire romain, la main posée sur l'épaule de son jeune fils, surveillant les esclaves au travail forcé, et le magnat moderne qui observe de la fenêtre de son bureau les usines avec à ses côtés un enfant vêtu d'un costume semblable, et arborant les même lunettes et le même sourire horriblement satisfait que celui que l'on présume être son père.
Il ne s'agit pas non plus d'une référence stricte à des évènements historiques réels. Même si l'on reconnait la Première Guerre Mondiale aux casques à pointes, au gaz et aux tranchées, et que l'on identifie la seconde aux défilés militaires et aux camps de concentrations (dont les détenus ont des pyjamas aux rayures verticales et non horizontales comme dans les camps nazis), les symboles sont modifiés. La croix gammée nazie est transformée en un symbole runique (si je ne me trompe il s'agit du "s" que l'on retrouve doublé dans le symbole des SS). Les drapeaux dans le clip rappellent des drapeaux existants: les bandes rouges et blanches du drapeau américain sont visibles lors d'un plan sur le marteau du juge, même si on ne le voit pas entièrement, et quelques secondes plus tard on peut voir ce qui ressemble aux drapeaux français et chinois tournés à quatre-vingt dix degrés. Enfin la vague de suicide par défenestration fait évidemment penser au krach de 1929, même si le style vestimentaire des personnages ne correspond pas vraiment.
Seul le christianisme, à travers le crucifix répété maintes fois (le heaume du chevalier croisé, la croix flambante du KKK, la forêt de crucifiés romaine se transformant en mercantilisme douteux au coin des rues), est plus précisément nommé, même si plus loin le prêtre que l'on identifie facilement à sa tiare et aux vitraux derrière lui n'arbore aucun symbole chrétien. Il est cependant placé sur le même plan qu'un juge, qu'un orateur de style Mussolinien, ou qu'un autre qui semble être un politicien dans une démocratie. Il n'y a pas dans tout cela de quoi se tromper, mais les différences volontaires avec la réalité prouve que les véritables symboles ne sont pas ce qui est visé dans ce clip: c'est ce qui chez l'homme pousse à commettre des atrocités au nom de symboles qui est décrié.
Ces dernières foisonnent dans l'histoire de l'humanité, et les plus terribles sont rappelées dans les 4mn que compte la vidéo: l'esclavagisme des grands travaux antiques, les croisades, l'esclavage des noirs en Amérique et le KKK, le génocide des Indiens d'Amérique (représenté par cette boursouflure dont on ne sait si elle représente plus leur conversion forcée que la variole transmise volontairement par les blancs), les deux guerres mondiales, les camps de concentration, la peine de mort (par la guillotine et la chaise électrique), la guerre du Vietnam...
Cet énoncé de la misère humaine se conclut par une prédiction sombre au possible: un informaticien est littéralement branché sur son ordinateur, enfermé dans son cube perdu parmi des millions d'autres cubes, et des bébés (qu'on imagine clonés) sortant à la chaîne d'entre les jambes d'une monstrueuse machine pour se faire marquer d'un code-barre sur le front, ce que l'on retrouve sur un autre plan où de pauvres hères en combinaison orange (uniforme rappelant celui des prisonniers aux USA), chauves et arborant donc la même marque, regardent inquiets vers le ciel pendant qu'une ombre les recouvre: des bombardiers déversant une pluie de bombes.
Une autre scène montre un homme en sous-vêtements dans un fauteuil, le visage couvert d'un masque auquel est relié un gros câble, tandis que d'autres câbles entrent dans son caleçon (!), qui jubile à la contemplation d'une scène de violence conjugale (une femme en pleurs sur le sol d'une cuisine, tandis qu'au premier plan se trouve le poing serré d'un homme autour d'une ceinture de cuir), jusqu'à l'éjaculation symbolisée par l'explosion de la canette de bière qu'il tient dans la main. Voilà qui rappelle le thème de la réalité virtuelle, et donc du sexe virtuel, que l'on retrouve dans des œuvres de SF aussi diverses que Strange Days, Timecop, ExistenZ, Demolition Man ou les films Ghost In The Shell, additionné d'une bonne dose de perversité lié au dégoût qu'inspire l'individu obèse, surexcité, indigne et crasseux, qui prend manifestement son pied à la vision d'une scène violente et pathétique, tandis qu'elle-même fait écho à une autre scène dans laquelle une femme est agressée dans la rue.
Les méfaits de l'homme envers l'homme ne sont pas les seuls répertoriés: ceux contre la nature le sont aussi. Que ce soit que baleine harponnée qui se retourne dans une mer rouge sang, des chevaux galopants qui sont remplacés par des tanks labourant le sol, les chirurgiens masqués vus en contre-plongée, accentuant leur taille, pendant qu'ils se penchent sur un petit singe sanglé sur la table, visiblement pas rassuré... Cette idée trouve son apothéose dans ces espèces de tuyaux gigantesques et animés, dotés à leurs extrémité d'une mâchoire effrayante, qui dévore indifféremment les baleines, les cerfs, les arbres, la terre et l'eau, afin de nourrir une ville tentaculaire à la gueule béante.
Cette sombre vision se termine donc en apothéose apocalyptique où les explosions se multiplient pour ne plus en faire qu'une seule, nucléaire, où parmi les débris d'immeubles bougeant au ralenti (ce qui accentue le côté démesuré de l'explosion, comme dans Akira cité plus haut) on distingue le monument hautement symbolique de la Statue de la Liberté. On peut voir aussi, au milieu de cette déferlante d'images, celle, quasiment subliminale, du panneau Yield (titre de l'album, tout autant que logo de celui-ci) se faire frapper par une décharge de chevrotine.
LA MORT EN MAITRE D’ŒUVRE
Le lien entre toutes les époques traversées dans ce clip, c'est cet étrange personnage féminin, dans l'animation duquel on reconnaîtra d'ailleurs la patte de Kevin Altieri (voyez par exemple les mouvements d'Harley Quinn dans la série animée Batman). Personnification de la Mort, elle est de toutes les époques: on la voit pour la première fois entre un plan sur des hommes de Cro-Magnon et un autre sur un croisé du Moyen-Age, on la voit casquée regardant l'incendie d'un village vietnamien, jusqu'à la fin du clip où un gros plan sur son visage amène la transformation de sa pupille en la planète telle qu'elle est devenue: morte et encore rougeoyante du feu qui l'a consumée, qui elle même deviendra la première cellule avec laquelle tout avait commencé.
Cette omniprésence en fait l'esprit sous-jacent des atrocités qui se succèdent dans le clip. Son attitude dénote d'ailleurs sur les horreurs qui l'entourent: désinvolte, elle s'amuse à se cacher le visage de ses mains pour se découvrir ensuite, joueuse et souriante. Plus loin, elle tire un coup de pistolet mimé par son index tendu, le tout accompagné d'un clin d’œil, ou elle envoie des baisers carmins au téléspectateur... Le premier solo de guitare du titre est d'ailleurs le prétexte à une danse stroboscopique de sa part, où entre deux poses sexy son visage se transforme en crâne de squelette, ce qui ne laisse plus aucun doute sur le symbole qu'elle représente.
C'est elle qui mène le jeu, et qui s'y amuse le plus: on la voit embrasser un crâne (référence à Hamlet et à ses réflexions sur la vacuité de la vie?), on la voit riant à gorge déployée en impression sur l'expression de douleur d'un singe disséqué par de mystérieux chirurgiens masqués, on la voit poser sur fond d'un paysage consumé, levant le pouce comme on verrait un mannequin vanter une plage paradisiaque sur une pub touristique...
On la reconnait aussi incarnant, sous sa forme squelettique, le pilote d'un jet qui vient juste de larguer des bombes au napalm sur un village Vietnamien, et qui retire son masque pour révéler son crâne nu riant aux éclats, ou encore lorsque l'on voit un personnage drapé (comme dans tant de représentations de la mort) ouvrir une boîte de conserve dont tombe ce qui ressemble à de minuscules êtres humains dénudés, atterrissant dans la gamelle d'une sorte de pitbull affamé qui plonge violemment le museau dans sa nourriture. C'est elle enfin qui se tient derrière les représentant de l'autorité (juge, prêtre, responsable politique, que ce soit dans une société autoritaire ou démocratique).
Cet archétype n'a pas pour but de dédouaner l'humanité des crimes qui lui sont reprochés dans cette vidéos, qui déresponsabiliserait l'humanité (cette façon de penser est d'ailleurs reprochée aussi dans le texte: I'll do what I want but irresponsibly) Elle symbolise au contraire quelque chose qui est inhérent à l'humanité, et à la vie même, car elle est présente dès l'existence de la première cellule. Ce clip est donc passablement pessimiste puisque, au delà de cette fin apocalyptique, le recommencement de la vie est suggéré au travers de l'image de la cellule, contenant elle même le retour de ces pulsions de mort induit par l’œil rougeoyant de notre terrible danseuse.
POUR CONCLURE
Par la suite Jack Irons, le batteur de Pearl Jam pour les albums No Code (1996) et Yield (1998), et accessoirement celui qui a présenté Eddie Vedder aux autres membres du groupe, quittera le groupe, ne pouvant terminer la tournée Yield pour cause de dépression (il ne s'est jamais vraiment remis de l'overdose de Hillel Slovak, guitariste, qui avant d'être comme lui un des membre fondateur des Red Hot Chili Peppers, était aussi un ami d'enfance), et sera remplacé par Matt Cameron, ancien batteur de Soundgarden.
Todd McFarlane laissera encore son empreinte dans le monde du vidéoclip puisqu'il réalisera ensuite le clip Freak On A Leash de Korn en 1999, et Land of Confusion de Disturbed en 2006, groupe pour lequel il a d'ailleurs aussi conçu la mascotte "the guy". Pour les fans, sachez qu'il travaillera aussi sur l'excellent jeu devenu culte Halo 3.
Sorti pour la première fois le 24 août 1998 dans l'émission 120mn sur MTV, ce clip sera nominé dans la catégorie Meilleure Vidéo Musicale, tandis que le titre sera nominé dans la catégorie Meilleure Performance Hard Rock. Si c'est Robert Plant & Jimmy Page qui auront le Grammy du meilleur morceau de Hard pour Most High, c'est Madonna qui remportera celui du meilleur clip, pour celui de Ray of Light. Je vous engage à aller y jeter un coup d’œil. Il s'agit de Madonna (forcément) dansant et gesticulant sur fond d'images accélérées de foules, de trafic routier, de consommation, le tout sous un éclairage positif selon lequel la chanteuse, et le personnage qu'elle incarne via les paroles (une fille qui rêve que le monde ne fasse qu'un et qu'elle s'y déplace à la vitesse de la lumière) est au centre de ce monde et ravie d'y être.
Bien sûr le clip de Pearl Jam est pessimiste, mais il a au moins le mérite de ne pas essayer de nous faire croire que la vie à 200 à l'heure, que l'urbanisation extrême, la mécanisation (j'adore la scène du bowling dont les quilles reviennent irrémédiablement en place) et la vie métro-boulot-banlieue est fabuleuse et qu'on y serait tous heureux. M'est avis qu'entre les deux visions d'un même monde, et bien que pour moi le monde merveilleux de Madonna m'horrifie, le jury des Grammy a fait son choix. Avec dans son dos une fille brune vêtue de noir qui s'éclate comme une folle.
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